Le Yucatân, Mexique.

La pression contre ses oreilles indiquait à Gamay que, selon sa jauge interne de pression, elle était à plus de neuf mètres de la surface noire. Elle nageait d’avant en arrière et d’arrière en avant comme un poisson cherchant sa nourriture dans un aquarium, remontant un peu à chaque traversée en zigzag. Ses mains exploraient la surface glissante des murs qu’elle ne voyait pas, le toucher remplaçant la vue.

L’année précédente, elle s’était adonnée à la plongée libre pour changer du masque et du tuba. Elle aimait la sensation de liberté totale de la plongée sans aucun accessoire encombrant et avait entraîné sa capacité pulmonaire à un peu plus de deux minutes.

La paroi de calcaire était grêlée de trous, de craquelures et de petits orifices. Aucune ouverture assez grande n’offrait un chemin de sortie. Elle fit surface, traversa le bassin et se hissa sur le bord pour se reposer et reprendre son souffle.

Chi lut la déception sur son visage.

— Rien ?

— Mucho nadal Excusez mon mauvais espagnol. (Elle s’essuya les yeux et regarda tout autour de la caverne.) Vous avez dit qu’il y avait des passages pour sortir de cette chambre ?

— Oui, je les ai explorés. Ils sont tous en culs-de-sac sauf un, qui est bloqué par l’eau.

— Avez-vous une idée de l’endroit où mène le tunnel plein d’eau ?

— À mon avis, il est comme les autres, il finit dans des petits bassins qui se remplissent ou non selon le niveau hydrostatique. Que cherchez-vous dans le bassin ?

Gamay repoussa ses cheveux et les tordit pour les essorer.

— J’espérais trouver une ouverture conduisant à une autre caverne et ressortir au niveau de l’eau. Attendez, je reviens.

Elle se leva et alla jusqu’à l’escalier menant à l’entrée de la caverne, grimpa calmement les marches et disparut en haut. Elle revint bientôt.

— Aucune chance de feinter le garde, dit-elle d’une voix triste. Ils ont bloqué l’entrée par de grosses pierres. Rien que nous puissions bouger, et en plus, ils nous entendraient si nous essayions.

Les mains sur les hanches, Gamay inspecta de nouveau leur prison. Son regard s’arrêta enfin sur le rayon de lumière luisant dans le trou du plafond au-dessus du bassin.

Chi suivit son regard.

— Les anciens creusaient des trous comme celui-là pour descendre des seaux dans les cénotes. Ça leur évitait de descendre et de remonter les marches chaque fois qu’ils voulaient faire un bol de soupe.

— Il est décentré, nota Gamay.

C’était exact. L’ouverture était proche d’un des murs.

— Si. Ils n’avaient aucun moyen de savoir, en creusant là-haut, où était exactement le centre de la réserve d’eau. Ils s’en fichaient complètement pourvu qu’ils puissent y passer une corde et remplir leurs seaux.

Gamay s’approcha du bassin et leva les yeux vers l’ouverture. La végétation avait poussé tout autour et s’insinuait à l’intérieur de la chambre, se découpant dans la lumière.

— On dirait une plante grimpante qui descend. Chi inspecta le plafond voûté.

— Il y a peut-être plus que cela. Ma vue n’est plus ce qu’elle était, dit-il avec une grimace.

Ce fut au tour de Gamay de grimacer. « Le professeur n’en est pas encore à la canne blanche », se dit-elle. Même avec sa vue parfaite, elle ne réussissait pas à voir la seconde plante grimpante. Elle baissa les yeux. Une partie importante du mur était dans l’ombre. Aucune raison de penser qu’il puisse être différent de la paroi du puits qu’elle avait exploré.

— C’est difficile à dire dans cette lumière chiche, mais, vu d’ici, ce mur a l’air plus facile que pas mal de façades rocheuses que j’ai escaladées en Virginie de l’Ouest. Dommage que nous n’ayons ni crampon ni piolet. Sapristi ! ajouta-t-elle en riant, j’apprécierais même un couteau suisse. Chi réfléchit un moment.

— J’ai peut-être quelque chose de mieux qu’un couteau suisse.

Il glissa sa main sous sa chemise et passa par-dessus sa tête une lanière de cuir qu’il tendit à Gamay. Dans la lumière faible, le pendentif qui s’y balançait ressemblait vaguement à une tête d’oiseau de proie. Gamay posa l’objet dans sa paume. Les yeux verts étincelaient malgré la semi-obscurité de la caverne et le bec blanc paraissait lumineux.

— C’est magnifique ! Qu’est-ce que c’est ?

— Une amulette. Kukulcan, le dieu de l’orage. Il était l’équivalent maya du Quetzalcôatl des Aztèques, le Serpent à Plumes. La tête est en cuivre, les yeux en jadéite, le bec en quartz. Je le porte pour qu’il me protège, mais aussi pour couper mes cigares.

La base ronde tenait bien dans sa main. Elle tripota le bec acéré.

— Dites-moi, docteur Chi, ce calcaire est-il solide ?

— Il est fait de carbonate de calcium et d’anciens coquillages marins. Dur, mais friable comme il faut s’y attendre.

— Je me demandais si je pourrais creuser des prises pour mes pieds et mes mains dans ce mur. Assez pour me permettre d’atteindre les plantes grimpantes.

Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle ferait une fois sortie de la caverne, mais elle trouverait bien quelque chose.

— C’est possible. Le quartz est presque aussi dur que le diamant.

— Dans ce cas, j’aimerais vous emprunter un moment ce petit oiseau serpent.

— Je vous en prie, dit-il. Il sera peut-être nécessaire d’avoir avec nous la puissance des dieux afin de sortir de ce donjon.

Gamay se remit à l’eau et traversa le bassin puis longea le mur jusqu’à un petit renflement dans le calcaire. Se tenant d’une main au rebord, elle leva le bras et trouva un trou assez gros pour ses doigts. Utilisant l’amulette comme une herminette, elle creusa jusqu’à ce que l’espace soit assez large pour assurer une bonne prise à ses doigts. Puis elle tira sur son bras jusqu’à ce que son genou soit en équilibre contre le rebord et creusa un autre trou un peu plus haut.

Dès qu’elle put se tenir de toute sa hauteur, le travail devint plus rapide. Elle monta de quelques centimètres sur la face du mur.

S’accrochant au rocher, le visage collé à la surface dure, elle avait une connaissance presque intime du caractère du calcaire. Comme elle le pensait, le mur était craquelé et troué. Elle utilisa les prises naturelles ou, quand c’était possible, élargit les trous existants. Une poudre blanche recouvrait maintenant ses cheveux. Elle dut s’arrêter de temps en temps pour s’essuyer le nez sur son épaule. Si elle éternuait, elle serait immanquablement projetée dans l’espace.

Comment faisait donc Spiderman pour que cela paraisse si facile ? Elle aurait donné n’importe quoi pour disposer des bandes de poignet du héros qui lui permettaient de grimper comme une araignée.

Il était déjà difficile de se tenir suspendue, mais ce qui l’épuisait le plus c’était de travailler le bras tendu au-dessus de sa tête. Son épaule lui faisait mal et elle devait souvent laisser pendre son bras endolori jusqu’à ce que le sang y circule à nouveau. Elle se demanda si elle arriverait à se débarrasser de la douleur de son cou.

À mi-hauteur, elle regarda en bas. Chi était à peine visible dans l’obscurité. Il surveillait sa progression.

— Ça va, docteur Gamay ? demanda-t-il d’une voix qui se répercutait sur les parois.

Elle cracha la poussière de sa bouche. Un geste peu féminin, mais qu’importe !

— C’est du gâteau !

Nom d’une pipe, si seulement ce crétin aux dents jaunes ne lui avait pas volé sa montre avant de les enfermer là ! Elle avait perdu la notion du temps. La lumière entrant dans la caverne était plus en biais et plus éteinte que lorsqu’elle avait commencé. Le soleil devait se coucher. La nuit tropicale tombe à la vitesse d’une lame de guillotine. Bientôt la caverne serait aussi sombre que le fond d’un puits. Attraper les plantes grimpantes serait déjà assez difficile avec le peu de lumière qui entrait. Dans l’obscurité, ce serait impossible.

Le Dr Chi devait avoir senti son inquiétude. De nouveau sa voix encourageante lui parvint d’en bas, disant calmement qu’elle avançait bien, qu’elle était presque arrivée. Et tout d’un coup, elle y fut vraiment, juste à l’endroit où le plafond se courbait en voûte. Elle tourna la tête doucement et vit qu’elle était au niveau des plantes. Elle se souleva un peu pour se donner la marge d’erreur dont elle avait besoin si son saut devait réussir. Elle était maintenant sous le mur en voûte. Ses doigts fatigués le ressentaient durement. Il fallait agir vite ou pas du tout.

Un autre rapide coup d’œil. Les plantes pendaient à environ un mètre quatre-vingts du mur.

Pense à tes mouvements d’un bout à l’autre. Mais fais vite ! Mentalement, elle les révisa. Quitter le mur d’un bond, tourner son corps au milieu du saut, attraper la plante et tenir fort.

Comme elle l’avait dit au professeur, du gâteau... au... au... Elle avait l’impression qu’on lui avait arraché les doigts. Elle écarta son épaule du mur.

Plus le temps. Maintenant !

Elle prit une grande inspiration et sauta.

Elle tourna comme si son corps décrivait une parabole, les mains tendues avidement vers la plante. Elles la frôlèrent et l’attrapèrent. Sèche et friable ! Elle comprit à sa consistance qu’elle ne supporterait pas son poids. Clac ! De sa main libre, elle en attrapa une autre et la sentit casser.

Et elle tomba.

Tenant encore le morceau de plante inutile, elle frappa l’eau. Pas le temps de bouger ses pieds ou sa tête pour accomplir un plongeon correct. Elle arriva sur le flanc en un plat douloureux. Quand elle brisa la surface, son bras et sa hanche gauches ressentirent l’impact, mais elle ignora la douleur et nagea une curieuse indienne jusqu’au bord du bassin.

La main de Chi, étonnamment forte, lui saisit le poignet et l’aida à sortir de l’eau. Elle s’assit un moment en essayant de calmer la douleur cuisante de sa cuisse en la frottant.

— Ça va ?

— Ça va, dit-elle entre deux halètements, car la chute avait vidé l’air de ses poumons. Mince, alors, après tous ces efforts ! Je suppose que les dieux ont d’autres projets pour nous, ajouta-t-elle en lui rendant l’amulette.

— D’après ce que j’ai vu, ils auraient bien fait de vous donner des ailes.

— J’aurais préféré un parachute, dit-elle en éclatant de rire. Je devais avoir une fameuse allure en volant là-haut avec des morceaux de plante à la main.

Elle jeta le brin de plante qu’elle serrait encore.

— Je ne crois pas que Tarzan ait à craindre la concurrence, docteur Gamay.

— Moi non plus. Parlez-moi encore du passage, celui qui est plein d’eau.

Le professeur lui prit la main.

— Venez, dit-il.

La chambre était presque totalement obscure et Chi aurait pu la mener dans les mâchoires de l’Enfer, elle n’y aurait rien vu. Il s’arrêta soudain puis alluma son briquet dont la flamme créa des ombres grotesques sur les murs.

— Attention à votre tête, prévint Chi en l’emmenant dans un couloir. Le plafond s’abaisse, mais nous n’allons pas loin.

Après quelques minutes, le tunnel s’élargit et Gamay put se redresser. Le sol en pente douce se terminait par un mur. Sous ce mur elle aperçut un petit bassin.

— Ici, le tunnel plonge sous le niveau hydrostatique, expliqua-t-il. Mais est-ce qu’il remonte ou est-ce qu’il descend plus loin, je l’ignore.

— Mais il n’est pas impossible que ce tunnel conduise à la surface ?

— Si. La terre du Yucatân n’est qu’un bloc de calcaire truffé de cavernes naturelles et de tunnels creusés au fil des âges par l’action de l’eau.

Gamay frissonna, moins de froid et d’humidité que du sentiment de claustrophobie qu’elle ressentit à l’idée de nager dans la terre remplie d’eau. Elle fit taire sa peur, mais pas tout à fait.

— Professeur Chi, je sais que c’est risqué. Mais je vais aller voir si ça mène quelque part. Je peux retenir ma respiration environ deux minutes, ce qui me permettra de parcourir une assez bonne distance.

— C’est très dangereux !

— Pas plus que d’attendre que ces clowns, là-haut, décident de nous emmurer ici. Après que mon copain aux dents jaunes aura pris quelque plaisir avec moi, évidemment.

Chi ne discuta pas. Il savait qu’elle avait raison.

— Bien, dit-elle. Il est temps de se mouiller les pieds.

Elle se glissa dans l’eau et commença une bruyante séquence d’hyperventilation pour remplir ses poumons d’oxygène. Quand elle eut absorbé de l’air au point d’en avoir la tête qui tourne, elle se coula dans l’eau et chercha l’ouverture du tunnel. Elle refit surface pour rapporter à Chi ce qu’elle avait trouvé.

— Ça fait un angle vers le bas, mais j’ignore à quelle distance ça va.

Il hocha la tête.

— Assurez-vous que vous gardez assez d’air pour revenir. Et prenez mon briquet. Vous pourrez en avoir besoin où vous allez, dit-il en lui tendant l’objet.

Gamay avait déjà repris ses exercices de respiration profonde, aussi enfonça-t-elle le briquet dans la poche de son short, lui fit signe qu’elle était prête et plongea dans l’obscurité. Comptant les secondes dans sa tête  – un chimpanzé, deux chimpanzés, comme un enfant calculant la proximité d’un éclair, elle nagea juste sous le plafond. Elle avait décidé d’aller jusqu’au bout de ses limites. Au bout de deux minutes, elle couvrirait de trente à cinquante mètres avant de devoir faire demi-tour aussi vite que possible pour que ses poumons n’explosent pas.

Or elle n’eut pas à faire exploser ses poumons. Elle avait à peine dépassé le soixantième chimpanzé quand le plafond remonta vivement et, en tendant le bras, elle sentit qu’elle pouvait sortir sa main de l’eau, puis sa tête une seconde après. Elle souffla et inspira. L’air sentait un peu le renfermé mais était respirable.

Gamay n’en croyait pas sa chance. Il était temps que les choses s’arrangent un peu. Le tunnel devait plonger puis remonter comme un tuyau d’écoulement sous un évier. Elle connaissait assez bien la plomberie à cause des constants travaux d’entretien que nécessitait sa maison de Georgetown. Elle rit à la pensée qu’elle nageait dans un tuyau d’écoulement géant, mais sa gaieté était surtout due au soulagement. Le son de sa voix résonna dans l’obscurité, mais elle se calma très vite en se rappelant qu’elle n’était pas encore au bout de ses peines. Loin de là.

Elle sortit de sa poche le briquet de Chi et le tint très haut, à la façon de la statue de la Liberté. Après quelques essais, la pierre fonctionna et la flamme s’alluma avec un sifflement. Nageant en chien, Gamay pirouetta et vit qu’elle se trouvait au fond d’un trou circulaire aux parois raides. Elle fit le tour du cercle en pensant que c’était là ce que devait ressentir un chaton tombé dans un puits. Comment diable allait-elle escalader ces parois ? Elle n’avait pas envie de répéter la performance de son plongeon façon Icare dans le cénote.

Elle flotta au-dessus d’une protubérance, comme une planche au niveau de l’eau, et leva le briquet. Il y avait une autre saillie un peu au-dessus de la première. Son cœur battit plus vite. Des marches ! Il y avait peut-être un moyen de sortir du puits, après tout. Sans perdre de temps, elle se hissa hors de l’eau et grimpa les marches en colimaçon à l’intérieur du cylindre de pierre.

Elle atteignit bientôt le bord du puits. Utilisant à nouveau le briquet, elle explora les alentours. Elle était dans une petite caverne. Son regard tomba sur l’étroit sillon sur le sol de pierre et le suivit jusqu’à un passage au plafond bas. Tenant le briquet près de l’ouverture, elle vit la flamme vaciller. De l’air soufflait par là. Confiné et chaud. Mais de l’air !

En quelques secondes elle fut à nouveau dans le puits. Elle s’hyperventila plusieurs fois puis refit en sens inverse le chemin parcouru. Remontant à la surface, elle dit tout à trac :

— Je crois que j’ai trouvé une sortie.

La voix du professeur résonna dans le vide obscur.

— Docteur Gamay, j’ai eu peur que vous soyez partie pour de bon. Il s’est écoulé tant de temps !

— Désolée de vous avoir fait attendre. Mais attendez que je vous montre ce que j’ai trouvé. Vous savez nager ?

— Autrefois, je faisais chaque jour plusieurs longueurs de piscine, à Harvard. Combien de temps vais-je devoir retenir ma respiration ? demanda-t-il après un silence.

— C’est juste de l’autre côté du mur. Vous pouvez le faire.

Ils se prirent par la main et Chi sauta dans le bassin. Leurs têtes proches, Gamay lui montra comment faire les exercices de respiration. Entre deux expirations, il dit :

— J’aurais préféré que mes ancêtres soient des Incas et non des Mayas.

— Pardon ?

— D’énormes capacités pulmonaires à cause de l’air raréfié des montagnes. Moi, je suis un habitant des terres plates.

— Vous vous en tirerez très bien, même pour un habitant des terres plates. Prêt ?

— Je préférerais attendre qu’il me pousse des branchies, mais puisque ce n’est pas possible, vâmonos !

Il lui serra la main. Gamay plongea sous la surface, trouva rapidement la continuation du tunnel et tira pratiquement le professeur dans le passage. Le voyage lui parut durer moitié moins de temps que la première fois, mais le professeur était tout essoufflé quand ils refirent surface et elle fut heureuse que la distance n’ait pas été plus longue.

Elle alluma le briquet. La tête de Chi émergeait un peu plus loin. Il avalait d’énormes gorgées d’air. D’une façon ou d’une autre, il avait réussi à garder sur sa tête la casquette de base-ball.

 

— Les marches sont là-bas, dit Gamay en le maintenant derrière elle puis en l’aidant à atteindre le haut du puits. Chi regarda autour de lui.

— À mon avis, dit-il, les habitants de la ville utilisaient ce puits comme un réservoir de secours, quand le cénote et la rivière s’asséchaient après la saison des pluies.

Il se mit à genoux et tenta de voir le fond du puits.

— Quand l’eau était haute, ils n’avaient qu’à y tremper un seau. Quand le niveau se mit à descendre trop pour qu’ils puissent l’atteindre, ils ont creusé l’escalier. C’est comme cette publicité pour le café qui dit « Bon jusqu’à la dernière goutte ».

Il se releva et regarda les marques du sol.

— Il y a là les traces de nombreux pieds, dit-il avec surprise.

Gamay était aussi intéressée que lui par les civilisations anciennes, mais la flamme du briquet diminuait. Quand elle le lui fit remarquer, il ramassa plusieurs morceaux d’écorce carbonisés sur le sol et les relia en torches très utiles qui donnèrent autant de flammes que de fumée.

— Écorce de ricin, expliqua-t-il.

Revenu sur son élément sec et terrestre, il prit la direction des événements.

— Eh bien, Dorothy, allons-nous suivre la route qui mène au pays d’Oz ? dit-il en agitant la torche.

Tournant la tête pour s’assurer que Gamay le suivait, Chi se faufila dans l’ouverture du mur et pénétra dans le tunnel rugueux. Il était assez petit pour que sa tête ne frotte pas contre le plafond, mais Gamay dut se baisser pour parcourir le passage tortueux et pentu. Le tunnel s’arrêta brusquement quelques minutes après, au bas d’un puits étroit. Gamay put enfin se redresser.

Une échelle rudimentaire tenait en haut du puits. Chi testa les échelons, déclara l’échelle branlante, mais sûre et grimpa jusqu’en haut du puits. Là, il s’agenouilla sur le bord et tint la torche comme un fanal pour Gamay.

Miraculeusement, l’échelle tint bon et Gamay le rejoignit à l’ouverture d’un autre passage. Celui-là menait à une caverne deux fois plus grande que celle où se trouvait le puits. Et, comme pour cette chambre, il n’y avait qu’une seule sortie. Le tunnel mesurait environ un mètre de large et à peine plus de hauteur. Ils en parcoururent les méandres à quatre pattes. L’endroit aurait été chaud et étouffant même sans la fumée et la chaleur de la torche et Gamay eut parfois du mal à respirer. Il était difficile de calculer les distances et la direction, mais elle supposa que ce tunnel mesurait environ vingt mètres et qu’il retournait sur lui-même en un point.

Elle rampait tête baissée, regardant de temps à autre au-dessus d’elle pour s’assurer qu’elle n’était pas trop près de Chi, quoique cela fût improbable. Il filait dans les tunnels comme une taupe. La lumière de la torche disparut soudain et elle vint se cogner contre les jambes du professeur. Elle se mit debout pour connaître les raisons de l’arrêt.

— Attendez, dit Chi en écartant les bras pour se donner plus d’emphase.

Il semblait changé en statue. À la lumière de la torche, Gamay comprit vite pourquoi. Le tunnel s’était terminé sur une saillie qui surplombait un gouffre béant. Trois rondins avaient été placés à travers le trou. Les ingénieurs d’autrefois qui avaient construit l’ouverture l’avaient renforcée par ces supports croisés et avaient aimablement attaché une sorte de bastingage de bois d’un côté.

— Je passe le premier, dit Chi.

Il posa délicatement son poids sur un des rondins et, voyant que ça tenait, avança un peu. En quelques pas rapides, il avait traversé.

— Ce n’est pas exactement le Golden Gate[28], s’excusa-t-il, mais ça a l’air d’aller.

L’expression « à l’air » resta... en l’air et fit de l’ombre au reste de la phrase rassurante. Gamay regarda d’un œil torve l’ouverture rudimentaire. Mais elle n’avait pas le choix. Se disant pour se rassurer qu’elle ne pesait que dix-sept kilos de plus que le professeur, elle traversa le pont comme un fildefériste. I1 était plus stable qu’elle ne l’avait pensé et les grosses bûches ne bougèrent pas. Elle fut néanmoins soulagée en attrapant la main tendue de Chi et en posant le pied sur le rocher massif.

— Beau travail, dit-il en la guidant vers un autre puits menant vers le haut. Gamay paniqua presque en ne voyant pas d’échelle, mais Chi lui montra les marches usées dans la roche humide et glissante. Elles étaient à peine assez larges pour ses orteils et ses doigts et elle dut utiliser chacun de ses muscles et tout son savoir de varappe. L’infrastructure, partout ici, était à la mesure des Mayas et leur frêle constitution, pas pour les grands Anglos, se gounnanda-t-elle.

En haut du puits, il y avait un autre tunnel. Gamay avait la gorge sèche comme si elle avait passé une journée chaude au Sahara. À force de grimper, de nager, de ramper, elle commençait à ressentir une certaine fatigue. Ses yeux la brûlaient à cause des cendres, ses genoux étaient presque à vif à force de ramper. À un endroit, le professeur et elle durent se faufiler dans le trou étroit d’un rocher. Gamay avait failli abandonner là, mais le cri triomphant du professeur lui donna un coup de fouet.

— Docteur Gamay, nous sommes dehors !

Quelques secondes plus tard, ils se tenaient dans une chambre si grande que la lumière de la torche ne suffisait pas à en éclairer le plafond haut. Elle frotta ses yeux irrités de suie. Étaient-ce des colonnes ? Elle emprunta la torche et rit en voyant qu’il ne s’agissait pas de colonnes, mais d’énormes stalactites. La caverne faisait un cercle irrégulier avec des passages s’ouvrant un peu partout. Une ouverture en forme de demi-cercle était deux fois haute comme un homme. Au contraire de la petite entrée qu’ils avaient prise, les portails étaient lisses et réguliers, la surface du sol incroyablement plate.

— On pourrait conduire une voiture, là-dedans ! s’exclama Gamay.

— Il y a des légendes qui parlent de grandes routes souterraines reliant les villages. J’ai toujours cru qu’il s’agissait d’exagérations, que certains des locaux avaient vu des tunnels naturels et les avaient pris pour des tunnels artificiels. Mais ceci...

Ils durent s’arrêter en un point où un morceau du toit écroulé leur bloquait le chemin et retourner dans la salle principale, s’arrêtant d’abord pour explorer un passage latéral. Ils entrèrent sur une plaza miniature dont le sol dallé rectangulaire était entouré de vraies colonnes et non de stalactites, cette fois. Le plafond voûté était lisse et plâtré de même que les murs, ornés de peintures murales représentant des silhouettes rouges de profil.

— Incroyable ! dit Gamay. S’agit-il d’un temple souterrain ?

Chi marcha le long des murs, louchant sur les silhouettes dont la peinture semblait aussi fraîche que si elle avait été appliquée la veille.

— Les silhouettes sont mayas, mais, encore une fois, ne le sont pas, murmura le professeur.

La fresque représentait une procession de silhouettes de profil transportant des marchandises sur leurs épaules et leurs têtes. Des jarres, des paniers de pains, des conteneurs d’or et des formes bizarres qui pouvaient être des lingots.

— Encore les bateaux ! dit Gamay en montrant des navires marchands et des bateaux de guerre semblables à ceux sculptés dans les murs de la structure que Chi lui avait montrée plus tôt.

Toute une histoire se déroulait à mesure qu’ils longeaient les murs. Des navires qui arrivaient, leur déchargement, les marchandises emportées en procession. Il y avait même l’image d’un homme tenant une liste, de toute évidence un caissier. Des soldats surveillaient la scène. C’était le documentaire ancien d’un grand événement.

Leur attention se porta au centre de la pièce où un grand piédestal rond en pierre était supporté par quatre lourds pieds en colonnes. Sur la table il y avait une boîte taillée, d’une pierre pourpre enchâssée de cristal, d’apparence semblable aux structures des temples au sommet des pyramides mayas.

Gamay se baissa et regarda par l’ouverture carrée pratiquée dans une des faces de la boîte.

— Il y a quelque chose à l’intérieur, dit-elle.

Les doigts tremblants, elle sortit l’objet et le posa sur la surface polie de la table. Chi avait trouvé de nouvelles branches de ricin pour relancer la torche qui brillait plus fort que jamais.

L’appareil, car c’était sûrement un appareil, était fait d’une boîte en bois abritant une roue métallique elle-même renforcée par des attaches croisées. À l’intérieur de la roue, une sorte de grand embrayage tournait apparemment autour d’un pivot central et mêlait ses dents à celles de plus petites roues dentées.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Gamay.

— Une sorte de machine...

— On dirait... Non, ce n‘est pas possible !

— Ne me laissez pas dans l’ignorance, docteur Gamay.

— Eh bien, ça ressemble à quelque chose que j’ai déjà vu, un objet retiré d’une ancienne épave, un objet en bronze comme celui-ci, mais terriblement corrodé. On a pensé qu’il s’agissait d’un astrolabe, un engin de navigation servant à déterminer la position du soleil et des étoiles. Quelqu’un l’a photographié aux rayons gamma. Ils ont trouvé des rapports entre les engrenages qui indiquaient des données astronomiques et calendaires. C’était beaucoup plus complexe qu’un simple astrolabe. Il y avait trente engrenages tous imbriqués et même un différentiel. En gros, c’était un ordinateur.

— Un ordinateur ? Où avez-vous vu cela ?

— Au musée national d’Athènes, dit-elle après un silence. Chi regarda intensément la machine.

— Impossible !

— Professeur, pouvez-vous me donner un peu plus de lumière par ici, là où il y a ces griffures ?

Chi approcha tant la torche qu’il faillit griller les cheveux de Gamay mais elle n’y fit pas attention.

— Je ne connais pas grand-chose à l’écriture maya, mais ceci n’en est pas. Chi examina l’inscription à son tour.

— Impossible ! répéta-t-il, mais avec moins de conviction. Gamay regarda la chambre autour d’eux.

— Toutes ces choses, cette basilique cloîtrée, votre avenue souterraine, toutes sont également impossibles, dit-elle.

— Nous devons faire analyser ceci dès que possible.

— Je suis d’accord avec vous. Il y ajuste un petit problème.

— Ah ! Oui, dit Chi en se rappelant où ils étaient. Mais je crois que nous sommes presque sortis des cavernes.

— Oui, j’ai moi aussi senti l’air frais.

Chi attacha les pans de sa chemise pour faire une sorte de sac afin de transporter l’objet puis ils firent demi-tour pour explorer la chambre principale. Une énorme échelle de bois presque perpendiculaire à la poutre abrupte enjambait l’obscurité au-dessus. L’échelle était faite de jeunes troncs couverts d’écorce, des arbres en réalité, au moins aussi épais que la cuisse d’un Maya et d’environ trois mètres cinquante de large. Les jeunes arbres étaient fermement fixés aux troncs, eux-mêmes attachés horizontalement à angles droits contre la face du rocher. Courant au centre de l’échelle, une sorte de division servait de rampe.

L’échelle était une impressionnante réalisation, mais le temps avait hélas fait son ouvre. Certains des échelons ronds avaient glissé et pendaient. À certains endroits, les supports s’étaient cassés et l’échelle fléchissait. Le bois semblait assez robuste à Gamay. Mais le fait que les marches et les montants soient attachés avec des lianes la gênait un peu. Au cours de sa triste expérience, les lianes avaient cédé et s’étaient cassées. Sa confiance ne remonta guère lorsque l’échelon du bas se détacha de l’échelle quand elle y plaça son poids.

Chi leva le cou vers l’invisible sommet de l’échelle.

— Il va falloir faire une approche scientifique, dit-il en examinant la construction. Tout ce machin peut s’effondrer à tout moment. La sorte de rampe au milieu peut lui donner une certaine stabilité. C’est là-dessus qu’il conviendra de s’accrocher. Peut-être pouvez-vous passer la première. Si ça supporte votre poids, il n’y aura pas de problème pour moi.

Gamay apprécia le geste de Chi bien qu’elle ne fût pas d’accord avec lui.

— Votre esprit chevaleresque est peut-être mal placé, docteur Chi. Vos chances d’atteindre le sommet sont plus grandes que les miennes. Si je monte et que l’échelle craque, vous ne sortirez jamais d’ici.

— D’un autre côté, l’échelle pourrait se briser sous mon poids et nous serions tous les deux coincés. « Maya têtu ! »

— D’accord. Je promets de me mettre au régime plus tard.

Gamay posa prudemment le pied sur l’échelon du bas et y appuya graduellement son poids. Le degré tint bon. Elle en attrapa de plus élevés afin de répartir la masse et commença à grimper. Elle s’obligea à ne pas regarder les lianes, craignant qu’elles ne se brisent sous la pression de son regard.

Elle s’arrêta au sixième échelon.

— L’air vient du haut de l’échelle, dit-elle gaiement. Quand nous serons en haut, nous serons probablement libres.

Elle monta un nouveau degré. Les liens se cassèrent d’un côté et le bout de l’échelon se libéra et prit un angle léger. Gamay se glaça, n’osant plus respirer. Rien d’autre ne tomba. Aussi lentement et délicatement qu’un paresseux, elle reprit son ascension. Les liens résistèrent jusqu’à ce qu’elle atteigne le milieu où l’échelle fléchit, mettant plus de pression sur la suspension. Un autre échelon se cassa et se balança sur le côté. Un support horizontal se détacha complètement et alla s’écraser sur le sol de la caverne. Elle fut certaine que l’échelle était sur le point de casser. Et pourtant elle tint bon. Quand le balancement s’arrêta, elle reprit son ascension.

Elle n’aurait pu dire si elle était sur cette échelle depuis quinze minutes ou quinze heures. Mais elle avançait régulièrement sans incident jusqu’à ce qu’elle soit à quelques échelons du haut. « Bon Dieu ! « pensa-t-elle en regardant en bas. L’échelle devait bien mesurer trente mètres de haut. Elle ne voyait plus depuis longtemps la lumière de la torche de Chi. De là où elle était, ce n’était qu’une étoile lointaine.

Gamay arriva en haut et, à son grand soulagement, sentit sous sa main la pierre et non plus l’écorce de bois. Encore plus doucement qu’avant, pour ne pas cogner ou abîmer un échelon, elle se hissa par-dessus la margelle, jusqu’à la sécurité. Là, elle se coucha sur le dos et offrit une prière de remerciement aux constructeurs d’échelles mayas puis roula sur le ventre et appela doucement Chi.

La torche s’agita en réponse puis disparut. Chi était en route et avait besoin de ses deux mains pour monter. Elle ne pensait pas qu’il aurait le moindre problème jusqu’à ce qu’elle entende le bruit.

Clunk ! Puis clac... clunk !

Elle imagina les supports épais se cassant et tombant au bas de l’échelle. Elle pensait que le bruit s’arrêterait là, mais bientôt elle entendit d’autres claquements plus sourds. Un bruit terrifiant, car il indiquait que l’incident ne s’était pas résumé à un seul soutien de bois. Une réaction en chaîne était en train de se produire. Si elle avait affaibli les lianes de son poids, il suffirait d’une légère pression pour briser les supports et envoyer tous les échelons s’écraser par terre. D’autres martèlements claquèrent dans l’obscurité. Le bruit se fit plus fort. Il était évident, dans ce raffut, que l’échelle, échelon après échelon, s’affaissait.

Elle alluma le briquet et le tint au-dessus du puits. Peut-être la petite flamme montrerait-elle à Chi à quel point il était près du haut. Enfin, s’il n’était pas enterré sous une épaisse pile de bois. Puis elle entendit la voix du professeur. Difficile de dire à quelle distance dans tout ce bruit.

— Votre main !

Elle se pencha et cria un encouragement. Quelque chose lui frôla les doigts. Elle ne l’aurait jamais cru si proche.

— Accrochez-vous à une prise ! cria-t-elle.

De nouveau elle sentit quelque chose, des doigts qui tentaient de la saisir, qui trouvaient son mince poignet et qui se refermaient dessus tandis que sa main à elle se refermait sur le poignet de Chi. Elle roula sur elle-même, utilisant le levier que faisait son corps, tirant Chi jusqu’à ce qu’il puisse saisir le bord avec sa main libre. Mais quelque chose allait de travers.

— Attendez !

Attendez quoi ?

Chi tâtonnait. Enfin, après quelques secondes horribles où elle pensa qu’elle allait le lâcher, Chi agrippa son avant-bras à deux mains et sortit une jambe d’abord, puis l’autre, sur la roche massive.

Un nuage étouffant de poussière s’éleva de la caverne et mit plusieurs minutes à se dissiper. Ils regardèrent le fond du précipice. Il n’y avait rien de visible dans ce puits obscur.

— L’échelle s’est effondrée sous moi quand j’étais à peu près à moitié de sa hauteur, dit Chi. Tout s’est bien passé tant que j’ai pu aller plus vite que les morceaux qui se détachaient, mais ils m’ont bientôt rattrapé. J’avais l’impression de monter un escalier mécanique descendant.

— Pourquoi m’avez-vous demandé d’attendre ? Il tapota l’avant de sa chemise.

— Le nœud se desserrait. J’avais peur de perdre l’objet. On ne sait plus faire des échelles comme autrefois, ajouta-t-il en regardant craintivement le trou.

Gamay éclata de rire.

— Non, je crains que vous n’ayez raison.

Rafraîchis par le courant d’air frais, ils se nettoyèrent un peu et cherchèrent la source apparente de la brise qui devenait plus forte à mesure qu’ils avançaient sur le chemin battu dans un large tunnel sinueux. Le bourdonnement des insectes s’amplifiait. Ils montèrent une courte volée de marches et, par une ouverture étroite, entrèrent dans la nuit chaude et humide.

Gamay remplit ses poumons et souffla pour exhaler la poussière et tout ce qu’elle avait respiré. La lune baignait la vieille plaza de la ville, avec ses étranges monticules immobiles, d’une lumière couleur d’étain. Chi la guidant, ils se frayèrent un chemin vers le sentier qui les emmènerait à l’endroit où ils avaient laissé le Hum Vee. Ils avaient l’impression que des semaines s’étaient écoulées depuis leur arrivée ici.

Ils avancèrent prudemment de monticule en monticule. Ils étaient proches de l’orée du bois quand ils virent ce qui ressemblait à un rassemblement de lucioles. Sauf que ces têtes d’épingles lumineuses ne bougeaient pas. Elles étaient immobiles, déployées à travers la vieille plaza. Gamay et Chi réalisèrent en même temps qu’on avait découvert leur fuite. Et que le trio qui les avait emprisonnés avait reçu des renforts. Ils se mirent à courir.

Une voix grave cria en espagnol et une lumière aveuglante s’alluma devant leurs yeux. Puis ils entendirent un méchant rire qui fit comprendre à Gamay que son vieil ami Dents Jaunes l’avait retrouvée. Il avait l’air très content de lui. Il fit courir lentement le rayon de sa lampe sur le corps de Gamay, s’arrêtant sur des endroits précis, avant de le ramener sur les canons jumeaux du fusil du professeur, qu’il tenait au niveau de sa taille. Puis il cria en espagnol pour attirer l’attention de ses complices. Quelqu’un lui cria une réponse et des rayons de lumière commencèrent à bouger dans leur direction.

Gamay n’arrivait pas à y croire ! Après tout ce qu’ils avaient enduré, rampant dans la terre comme des taupes, tout ça pour être pris quelques secondes plus tard, comme un gibier craintif par une meute de chiens ! Elle était prête à s’avancer vers ce salaud et à lui arracher le fusil des mains. Chi dut sentir son humeur impétueuse.

— Faites ce qu’il dit. Ne vous inquiétez pas.

Chi se dirigea d’un côté et emprunta un chemin. Dents Jaunes lui hurla un ordre. Le professeur l’ignora et continua à marcher d’un pas lent et régulier. Dents Jaunes hésita. Rien de ceci n’aurait dû se produire. Les gens sont supposés obéir quand on agite un fusil devant eux. Avec un rapide coup d’œil à Gamay pour s’assurer qu’elle avait assez peur pour rester où elle était, il partit après Chi, criant en espagnol. Chi s’arrêta non sans avoir quitté le chemin pour l’herbe. Là, il s’agenouilla en position de supplique, les bras très haut au-dessus de sa tête.

Voilà qui était plus normal. La faiblesse était pour Dents Jaunes comme du sang frais pour un animal affamé. Avec un rugissement, la brute s’avança vers l’herbe, le fusil levé pour écraser la tête de Chi avec sa crosse. Puis il disparut. Sa lampe de poche vola en décrivant un grand arc de cercle avant de tomber dans l’herbe. Il y eut un hoquet de surprise, un bruit sourd, puis le silence.

Chi ramassa la lampe et en dirigea le rayon vers le sol. Quand Gamay approcha, il prévint :

— Attention, il y a un autre trou juste à votre droite.

Dents Jaunes était tombé dans un puits circulaire et reposait maintenant au fond d’une chambre en forme de dôme avec des murs en plâtre blanc.

— Des citernes, expliqua le professeur. Vous avez vu combien il était difficile de se procurer de quoi boire. Le peuple des villes gardait son eau dans ces choses. Je les ai marquées chaque fois que j’ai pu. Je suppose qu’il n’avait pas vu ça.

Il montra un mince ruban rouge orange attaché à un buisson.

— Allez-vous le laisser là ?

Chi regarda plus loin les lucioles qui s’approchaient.

— Nous n’avons pas le choix. Vous n’y attachez pas vraiment d’importance, n’est-ce pas ?

Gamay repensa à la longue et difficile ascension du cénote.

_ j’aurais bien aimé récupérer ma montre. Mais pour être parfaitement honnête, je m’en fiche complètement. On va voir si ça lui plaît d’être coincé dans un trou à rats.

_ Nous allons devoir nous diriger vers la rivière. C’est le seul chemin.

Ils coururent vers les bois.

On les avait vus. Des coups de feu trouèrent la nuit. Mais ils coururent plus vite.